VENDREDI 23 MAI 2014
MESSE DE LA SAINT YVES POUR LES JURISTES
EGLISE SAINT REMI
En ce jour solennel de la Saint Yves, le saint Patron des juristes,
permettez-moi que je vous interpelle « chers frères et soeurs », plutôt que
« mesdames, messieurs » ou encore « votre honneur, maître » qui
donnerait à cette homélie une tonalité décalée.
Le Pape François, espionné dans ses moindres faits et gestes, a fait couler
beaucoup d’encore au sujet d’une réplique dans l’avion qui le ramenait à
Rome après les Journées mondiales de la jeunesse à Rio. Il a répondu à un
journaliste : « Qui suis-je pour juger ? ». Le sujet, parmi les thématiques
complexes de notre époque en matière morale et comportementale, a
surpris le monde entier. Dans le cadre de cette messe pour les personnes
investies dans le monde de la justice, cette réflexion du pape peut servir de
base à notre réflexion qui je l’espère pour beaucoup sera aussi source de
méditation.
Vous jugez, vous défendez, vous accusez, vous conseillez : tels sont vos
métiers. Cela met immédiatement une distance intéressante avec le propos
du pape. Vous avez donc vous, le droit et le devoir de juger, pour corriger,
punir ou disculper des hommes et des femmes en situation conflictuelle.
Votre mission est fondée sur un droit écrit et vous vous rendez bien
compte que chaque situation comporte pour autant des particularités dans
lesquelles vous voyez l’humanité se déployer. Votre jugement est donc
fondé sur une écriture qui ne dépend pas de vous et sur des cas uniques à
chaque fois, troublés par les sentiments, les affections, les éducations, les
histoires personnelles et communautaires.
Depuis quelques années, vous êtes devenus les premiers témoins débordés
d’une société violente dans laquelle les hommes décident immédiatement
de s’en référer à des tiers pour, comme le dit l’expression, « gagner des
procès ». Nous sommes donc bien jusque dans la réalité de la justice au
coeur du drame de l’humanité contemporaine : appâtée par le gain. Jésus
lui-même n’ignorant pas l’avarice de l’homme et l’existence inhérente des
conflits entre les hommes, a, lui aussi, essayé de rappeler aux hommes que
la faculté unique à leur race – la parole – était à utiliser par tous les
moyens pour chercher l’accord, le pardon, la réconciliation, avant d’en
venir au juge et à la prison. Le chemin est l’image prise par le Christ pour
rappeler que la marche est un exercice fondamental de l’homme et l’axe de
son existence : il y a des chemins tortueux, d’autres raides et d’autres plats,
avec des revêtements bien différents du sable au caillou, en passant par les
marécages et les irrégularités du terrain. Quand l’homme court au Palais
pour trouver l’avocat et le juge qui raccourciraient son chemin, il brûle les
étapes de la patience, du temps, de l’explication, de la parole et une fois le
jugement passé, alors qu’il espérait que tout serait fini, il se rend compte
que tout est encore à faire, car son coeur n’a pas encore intégré grand chose
de la route sur laquelle il marche. Loin de moi l’idée de promouvoir une
société sans avocat ni juge, vous l’entendez bien ! Mais par contre, la
volonté de permettre aux hommes de se parler, de se réconcilier, de
demander pardon et de se corriger, est un enjeu pour notre société
contemporaine.
Les réformes structurelles qui touchent votre profession au sens large, ne
me semblent pas aller au fond des choses. Les propositions sont de type
organisationnel et non pas vocationnel. Or vous avez choisi ce métier par
vocation : pour aider l’homme à être en paix avec lui-même et avec ses
contemporains. Voici que vous êtes en bute permanente avec des hommes
et femmes qui ne veulent pas vous entendre parler de pardon et de
réconciliation mais qui attendent de vous un jugement et qu’il soit le plus
vite définitif et sans appel. On vient désormais vous demander la lecture
stricte du code et lorsque vous y faites entrer de l’humanité pour rappeler
la dignité de l’homme, on bouche ses oreilles et son coeur, en attendant le
jugement qui viendra bien un jour. Permettez-moi, malgré le nombre
croissant de causes qui vous échoient, de vous encourager à continuer sur
ce chemin d’humanité. Il fut celui d’Yves Hélory de Kermartin, votre saint
Patron : un apôtre juste prenant son temps pour saisir les tenants et
aboutissants de chaque situation et offrir ainsi un regard ajusté pour
permettre de proclamer la vérité. En Bretagne, sa fête est ainsi toujours
associée à un « pardon », ce qui veut bien dire une oeuvre de miséricorde,
fondement de toute justice, aussi bien pour le coupable que pour la
victime, qui l’un et l’autre ne pourront fuir leur vie blessante ou blessée.
Merci, chers frères et soeurs de l’humanité souffrante, de prendre le temps
de vous pencher sur chacune de ces vies et de chercher dans la cohérence
de vos fonctions de permettre que la dignité humaine soit sans cesse
relevée pour favoriser le difficile travail de la communion des hommes.
Derrière la gravité de votre profession, vous êtes en vérité, les remparts de
l’humanité. Dans une civilisation où le robot devient le maître de
l’homme, vous êtes confrontés en permanence à des hommes qui
cherchent un sens à leur vie, au coeur des drames qu’ils vivent. Nous
sommes tous témoins qu’il devient difficile de réfléchir, de prendre le
temps de s’expliquer. Le monde entier s’enorgueillit de pouvoir
communiquer en temps réel grâce aux extrémités de ses pouces et dans le
même temps, ce monde entier ne se parle plus. Dans les préparations au
mariage, 100% des couples déclarent avec un aplomb à faire frémir que
eux communiquent et 100% des couples qui divorcent déclarent qu’ils ne
communiquent plus, qu’ils n’ont plus rien à se dire. Je comprends votre
difficulté quand vous rencontrez des hommes et des femmes qui ont à leur
actif plus de 100 SMS par jour et des centaines d’amis virtuels sur les
réseaux soi-disant sociaux. J’admire votre héroïsme lorsque vous parvenez
à convoquer des parties en conflit dans un même bureau pour essayer de
comprendre l’affaire, quand on vous en donne encore la possibilité. Vous
êtes les saint-Yves contemporains et le mal que vous vous donnez à faire
le bien est – pour une fois ! – à honorer !
Oui vous êtes les remparts de l’humanité chancelante qui se jette dans le
précipice d’un juridisme qui n’a rien à voir avec la justice.
Oui vous osez dire que la robe et l’hermine ne cachent pas un robot, mais
protègent le coeur d’un frère ou d’une soeur qui décide par vocation de
marcher sur nos chemins ardus et veut nous mener à la vérité des relations
entre les hommes, pour le bien de tous, loin de vouloir tordre un code et
arranger la vérité.
Aujourd’hui, dans le cadre de ce temple lui aussi fragile, vous venez vous
présenter au Dieu de toute justice et de toute miséricorde, avec vos
convictions, vos certitudes, vos doutes, vos peines et vos joies.
Par l’intercession de saint Yves, vous aussi, comme tous les autres, ayant
besoin d’un médiateur, vous vous présentez humblement sous le regard du
Christ qui vous dit : « personne ne t’a condamné ? Moi non plus, je ne te
condamne pas. Va et ne pèche plus ». Le Pape François connaît l’Evangile
et il en vit. Nous aussi soyons les défenseurs d’une humanité qui cherche à
guérir. « Sois sans crainte, petit troupeau » ! Amen.
Geoffroy de la Tousche
Curé de Dieppe